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Modélisation et Analyse pour la Recherche Côtière

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Description générale du fonctionnement des écosystèmes du Golfe de Gascogne

par Alain Ménesguen - Département Dynamiques de l’Environnement Côtier, IFREMER/Centre de Brest

Largement conditionnés par l'environnement hydrodynamique et climatique, les écosystèmes du Golfe de Gascogne reflètent, dans leur diversité, la mosaïque complexe des différents mécanismes physiques en jeu dans le Golfe. Dans un but didactique, on partira du fonctionnement "de base" des écosystèmes lié au forçage commun à tout le Golfe, c'est à dire les courants de marée et le rythme saisonnier du climat tempéré ; puis, on examinera les modifications locales, parfois profondes, de ce rythme de base créées par des phénomènes physiques localisés : les panaches de fleuves côtiers, les upwellings côtiers estivaux des côtes sud du Golfe de Gascogne, enfin les tourbillons hauturiers ("swoddies") au-dessus de la plaine abyssale de la moitié sud du Golfe de Gascogne.

Le fonctionnement de base des écosystèmes créé par le climat et la marée

Comme tout l'Atlantique nord-est, le Golfe de Gascogne est d'abord soumis au rythme climatique saisonnier, qui imprime fortement sa marque à l'écosystème pélagique à travers 3 forçages grossièrement sinusoïdaux de période annuelle : l'éclairement solaire, l'apport thermique et le forçage mécanique en surface dû au vent. Le premier facteur est responsable du déclenchement de la floraison phytoplanctonique printanière ("bloom"), en général vers le début du mois d'avril, lorsque l'intensité et la durée de l'éclairement solaire sont suffisantes pour permettre une photosynthèse nette positive. En fin d’hiver, la colonne d’eau a refait le plein de nutriments inorganiques dissous (azote sous forme de nitrate, phosphore sous forme de phosphate, silicium sous forme de silicate), et c’est donc la quantité de lumière disponible qui contrôle la croissance phytoplanctonique. A turbidité égale, plus la couche mélangée de surface sera profonde, plus tardif sera le bloom en raison de la faiblesse de l'éclairement moyen atteignant les cellules, mais plus forte sera finalement la production primaire "nouvelle", car plus importante sera la masse de nutriments inorganiques accessibles aux producteurs autotrophes. Dans la bande côtière bien brassée par les courants de marée, même si l'on recense régulièrement dès février sur quelques plages exposées du sud-Bretagne (La Torche, Erdeven) des floraisons très localisées de la "surf diatom" Attheya (ex- Chaetoceros) armatum (Le Gal et al., 1995), l'effet bénéfique des faibles profondeurs sur l'éclairement moyen de la tranche d'eau est en général contrebalancé par la turbidité importante, créée par la remise en suspension de sédiments par les houles printanières et par les apports des fleuves ; ceci peut expliquer le développement phytoplanctonique tardif au débouché des estuaires (Loire, Gironde) ou dans les zones turbides (bassin de Marennes-Oléron, où le bloom est retardé jusqu'au début mai). Paradoxalement, c'est finalement au large, sur les fonds dépassant les 70 m, que la floraison printanière est la plus précoce, mais aussi la plus courte, en raison de l'installation début avril d'une stratification thermique isolant, de façon croissante jusqu'à l'été, une couche de surface d'environ 20 m, chaude et mélangée par le vent, d'une couche profonde froide ("bourrelet froid") et riche en nutriments. L'épuisement rapide (2-3 semaines) par le bloom printanier du stock initial de nutriments dans la couche de surface et la faible accessibilité des stocks profonds font de ces régions couvrant la majeure partie du Golfe de Gascogne une zone plutôt caractérisée par une faible production "nouvelle" à diatomées (en début de stratification printanière et lors de la déstratification automnale), mais par contre favorable à l'établissement durant la fin du printemps et de l'été d'une intense production "régénérée" utilisant l'ammonium produit par la reminéralisation bactérienne des matières organiques détritiques issues du bloom printanier. Cette production régénérée est surtout le fait de flagellés se développant initialement au bas de la couche de surface, puis l’envahissant complètement : on peut citer les eaux vertes à Gymnodinium chlorophorum dans la zone côtière allant de la Vendée à la Mer d’Iroise (Druon et al., 2005), et les eaux brunes à Karenia mikimotoi pour les eaux allant de la pointe de Bretagne à l’entrée nord-ouest de la Manche (Holligan et Harbour, 1977, Le Corre et al., 1992). La transition entre ces zones du large, stratifiées thermiquement, et les zones brassées plus côtières se fait souvent assez brutalement au niveau des "fronts" tidaux, particulièrement marqués au nord du Golfe de Gascogne, au large de la Bretagne (front d'Ouessant), là où les courants de marée sont les plus intenses. En raison de la concentration par convergence des matières organiques le long des fronts, ceux-ci peuvent être des lieux de production régénérée intense, particulièrement favorable à Karenia mikimotoi (Sournia et al., 1990); mais la présence parfois signalée, le long du front tidal d'Ouessant, d' "eaux blanches" à coccolithophoridées Emiliana huxleyi (Grepma, 1988) fait également penser à des remontées de nutriments profonds le long de ces fronts. En effet, ces "eaux blanches" sont par ailleurs signalées tous les ans, vers juin-juillet, à l'aplomb du talus continental, dont elles signalent très nettement l'emplacement sur les images satellitaires "couleur de l'eau". Ces floraisons intenses sont permises par l'injection périodique (12h 24mn) de nutriments profonds dans la couche de surface lors du passage d'ondes internes affectant la thermocline; ces ondes étant générées par le choc de l'onde barotrope de marée sur le talus continental, leur amplitude (et donc leur effet sur la production primaire) est maximum à l'aplomb du sommet du talus continental (Mazé, 1987). L'abondante et durable production "nouvelle" fait de cette bande d'une centaine de kilomètres de large surplombant l'accore du plateau continental une oasis de fertilité hauturière, utilisée notamment par les espèces pélagiques comme lieu de ponte optimal pour la nutrition des futures larves (Arbault et Boutin, 1968). Alors que la répartition et la composition des peuplements benthiques du Golfe de Gascogne est bien connue depuis longtemps (Le Danois, 1948, Glémarec, 1969), le conditionnement de cette faune benthique par le flux de matière organique quittant l'écosystème pélagique par sédimentation a fait l'objet de peu d'études.

Les perturbations causées par les panaches de fleuves côtiers

La Gironde, la Loire et, dans une moindre mesure, la Vilaine, apportent à la bande côtière des volumes importants d'eaux douces, turbides mais riches en nutriments d'origine continentale, et plus chaudes que l'eau marine pendant la belle saison. Il en résulte donc la formation, à la surface de la mer côtière, de panaches de dilution, nettement stratifiés sur la verticale et délimités horizontalement par un front de densité au sortir de l'estuaire ; les courants de marée le long de la côte atlantique étant nettement moins forts qu'en Manche, ces panaches pouvent s'étendre sur plusieurs centaines de km de long de façon de plus en plus diffuse. Tant les mesures (Birrien, 1987) que les modèles numériques (Lazure et Jégou, 1998) ont ainsi montré qu'après les crues printanières, le panache de la Loire pouvait remonter le long de toute la côte sud de Bretagne et pénétrer en Baie de Douarnenez, voire en Manche. En fin de printemps et été par contre, la diminution du débit fluvial et la rotation du régime de vents moyens tendent à décoller le panache de la côte bretonne, le faisant balayer le plateau continental parfois jusqu'à rencontrer le panache de la Gironde plus au sud. Par l'apport continu de nutriments qu'ils assurent, ces panaches de fleuves entretiennent dans la bande côtière allant de la Gironde à la pointe de Bretagne, mais parfois jusqu'au bord du plateau continental, une production phytoplanctonique "nouvelle" très importante. Du fait de la stratification haline qui maintient les cellules phytoplanctoniques dans une couche d’eau de faible épaisseur, la production phytoplanctonique peut démarrer très tôt dans la partie distale, moins turbide, des panaches. Ce déclenchement de la production serait favorisé par un régime anticyclonique, de durée et d’intensité variables, mais fréquent dans la région en hiver (janvier à mars). Les premières études ont montré que ces blooms hivernaux liés aux panaches des grands fleuves seraient relativement brefs car rapidement limités par le phosphore, à cause des rapports N/P des eaux fluviales, très déséquilibrés au profit de l’azote (Quéguiner, 1988, Herbland et al.,1998).

Cette production continue durant toute la belle saison est marquée par des épisodes aigus d'eaux colorées, plutôt à diatomées au printemps, à diatomées ou à dinoflagellés en été (Belin et Martin-Jézéquel, 1997). Les zones côtières à faible circulation résiduelle de marée, telles que la Baie de Vilaine, sont particulièrement propices à ces eaux colorées, responsables d'hypoxies récurrentes des eaux de fond, voire exceptionnellement d'anoxies mortelles pour le benthos et les poissons démersaux (épisode de juillet 1982, Merceron, 1987). Si l'on peut par ailleurs se féliciter des effets bénéfiques sur la production conchylicole (Marennes-Oléron, Baie de Bourgneuf, etc...) de cette production primaire générée par les panaches de fleuves, il ne faut plus négliger les éventuels effets néfastes de déplacement de la flore phytoplanctonique estivale vers les espèces peu-silicifiées (diatomées du genre Pseudo-Nitzschia) ou non-siliceuses (dont certains dinoflagellés toxiques), en raison du déséquilibre croissant des rapports N/Si et N/P des apports fluviaux.
Ces rapports ont été notamment augmentés lors des dernières décennies par l’augmentation très forte (jusqu’à 10 fois) des apports azotés sous forme nitrate d’origine agricole (ruissellement sur les bassins versants où sont épandus lisiers et fertilisants minéraux), alors que pendant le même temps les apports continentaux de silicium dissous restaient quasi-inchangés (lessivage naturel des roches silicatées) et que ceux de phosphore d’origine urbaine augmentaient, puis rediminuaient (politique de déphosphatation dans les stations d’épuration, adoption de lessives sans phosphate).

L'effet des upwellings côtiers

Essentiellement signalés en été sur les côtes sud du Golfe de Gascogne, des upwellings sont créés le long de la côte des Landes par les vents de nord, et le long des côtes espagnoles par les vents d'est. Dans ce dernier cas, la remontée d'eaux froides riches en nutriments autorise des poussées de production "nouvelle" à diatomées, triplant la production côtière par rapport à celle des zones stratifiées voisines (Fernandez, 1990). Le long de la côte des Landes, les effets sur la production planctonique sont totalement inconnus. En revanche, le long du talus, des observations semblent montrer des effets bénéfiques de ces upwellings sur la macrofaune benthique (JC Sorbes, comm. pers.).

La "Navidad" et les tourbillons anticycloniques ("swoddies") du sud du Golfe de Gascogne

Pingree et Le Cann (1990) ont montré l'existence, surtout en hiver (d'où son nom de "Navidad"), d'un courant chaud et salé d'Eau Centrale Atlantique qui longe d'ouest en est le talus de la côte nord de l'Espagne pour remonter ensuite vers le nord le long de la pente continentale française. Des instabilités de ce courant génèrent des méandres qui, arrivés environ à la latitude d'Arcachon, peuvent se détacher sous forme de tourbillons anticycloniques autonomes d'environ 100km de diamètre, dérivant vers l'ouest pendant environ un an et appelés Slope Water Oceanic eDDIES. Ils emprisonnent une eau aux caractéristiques plus "tropicales", dont les contenus chimiques et biologiques sont pour l'instant connues uniquement plus en amont, lorsqu'elles coulaient le long de la côte espagnole. Fernandez et al. (1991) ont montré que ces eaux étaient plutôt le siège d'une production "régénérée", causée par des flagellés de petite taille particulièrement prisés des larves de clupéidés. En été, la persistance au coeur de ces tourbillons, entre 100 et 300m, d'une masse d'eau plus chaude d'un degré que les eaux environnantes occasionne par effet hydrostatique un bombement vers la surface des isothermes, donc de la thermocline, ce qui est connu ailleurs (dans l'Atlantique tropical par exemple) pour stimuler la production primaire (Herbland et Voituriez, 1979). Les images satellitaires dans le visible montrent parfois également des tourbillons cycloniques, souvent associés aux précédents et dont la zone centrale semble moins riche en phytoplancton en été.

Bibliographie citée

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